Dans les années 1980, pendant environ cinq ans, j’ai restauré principalement des montres de poche compliquées pour des collectionneurs et des grandes enseignes de vente aux enchères. Ainsi, pendant cette période, j’ai beaucoup appris sur l’horlogerie compliquée. Je me suis rendu compte que sur dix montres que je restaurais, sept avaient leur origine à la Vallée de Joux. La Vallée de Joux était spécialiste pour fabriquer des ébauches de montres, des blancs comme on les appelle. Elles étaient ensuite vendues à Genève, voire en Angleterre ou même en Allemagne. Puis les prestataires les terminaient, signaient et les vendaient sous leur nom.

Tout cela m’avait motivé. Je me suis dit que si les anciens l’ont fait, pourquoi ne pas le refaire. Et avec de l’ancien outillage datant de 1900 que j’avais racheté au Brassus, un village de la Vallée, j’ai essayé de comprendre comment ils travaillaient à l’époque. J’ai finalement réalisé avec cet outillage la première Grande Sonnerie 19 lignes (cela équivaut à 42, 94 mm /1 ligne =2,2558 mm arrondie à 2,26). C’est un calibre de poche, et je me suis inspiré de ce qui était fait à l’époque, comme les Grandes Sonneries réalisées au Brassus pas les frères Reymond. C’est surtout en alternance avec mon travail de restauration que je faisais ces montres. Je ne pourrais pas dire combien de temps cela m’a pris. L’idée était de la commercialiser.

Mais à l’époque, je n’avais pas les moyens d’investir dans une boîte en or, alors j’ai finalement emboîté le mouvement dans un cercle en laiton et je suis parti prospecter à Genève, Zurich, Lucerne, dans des magasins spécialisés, chez des collectionneurs. Partout où j’allais, on me tapait sur l’épaule en me disant que c’était bien et qu’il fallait que je continue, mais personne ne me faisait confiance. Très souvent, on me conseillait de proposer mon travail à une marque. Alors finalement, j’ai proposé cette montre à Audemars-Piguet chez qui s’est manifesté un intérêt à mon travail : 5 montres furent commandées par cette enseigne. Alors vous vous dites sûrement que 5 montres c’est peu ! Mais en travail, cela représente énormément vu qu’il me fallait à peu près 2000 heures de dur labeur pour en réaliser une, donc c’était beaucoup de boulot. C’est comme ça que j’ai commencé à fabriquer des montres pour les autres. Les montres, je les livrais complètement finies. Il m’a fallu trouver un boîtier qui produisait des belles boîtes de montres de poche et un fabricant de cadran émail.

Et à partir de là, j’ai eu beaucoup de déceptions. Mon travail n’avait pas été respecté. Sur 5 montres, 2 ont été cassées. Mes montres ont été traitées comme des pommes de terre. La première montre, une Grande Sonnerie (montre de poche donc), qui avait été exposée Bâle, est revenue quelques mois après, de retour d’une exposition à Paris, dans un sac plastique avec quelques autres montres. Elles se sont entrechoquées pendant tout le voyage. Le résultat ? Boîtier complètement rayé, glaces cassées, aiguilles cassées, cadran émail cassé. J’ai refait le travail une deuxième fois et j’ai tout facturé. Malheureusement, ce n’était plus pareil. Mais ce qui est arrivé à la deuxième est encore pire. Cette montre était au marché Suisse à Morges, et elle devait aller en exposition à Genève. Comment fait-on pour transporter une montre comme celle-là ? On met le coffret dans une armoire, et on met la montre dans la poche de sa veste avec son briquet, son téléphone et ses clés. On va à sa voiture et on coince sa veste dans la portière de la voiture. La personne qui a fait cela a travaillé jusqu’à sa retraite et personne ne lui a jamais rien dit. Et je pense, que pour cette montre, on peut utiliser l’expression « fracassée ». C’est à dire qu’elle n’avait plus de glace, les aiguilles cassées, le cadran émail était fendu, le fond de la boîte était complètement enfoncé ce qui a entraîné la déformation de la cuvette qui est dessous et à finalement éclaté la glace de dessous. Le mouvement était maculé de briques de verre. J’ai immédiatement signé un papier comme quoi je me déchargeais complètement de cette montre et je leur ai dit que je ne voulais plus les voir. Ce jour-là, pour moi, c’était la fin. Je me suis dit que jamais plus je ne travaillerai pour les autres. J’ai terminé les trois autres montres de poche que je leur devais et me suis préparé à tout recommencer.

Après m’être remis de toutes ces émotions, je me suis dit qu’il fallait refaire un essai mais cette fois-ci, partir sur l’idée d’une montre bracelet. J’ai regardé le marché. C’était dans les années 1989. J’ai vu qu’il y avait le début des tourbillons, les chronos, et je me suis dit : et si je faisais un chrono ? Mais si je partais sur cette voie-là, ce serait un chrono de plus. Alors je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose qui n’avait jamais été fait. La Grande Sonnerie Répétition Minutes n’avait jamais été faite en montre bracelet. Et mon idée était fixée, je devais la faire. Grâce à l’aide d’un collectionneur italien, un dénommé Fumi, qui depuis quelques années déjà me pressait pour que l’on fasse quelque chose ensemble. Donc un jour, je lui ai demandé s’il était prêt à courir le risque avec moi. Et il m’a dit oui ! Alors nous avons décidé de partir sur la construction de la Grande Sonnerie Répétition Minutes montre bracelet. Il m’a fallu apprendre l’informatique, le système de dessin assisté par ordinateur, AUTOCAD, que j’ai appris tout seul. Il m’a fallu grosso modo, deux ans et demi pour faire la construction et réaliser la première montre, la N°1, que j’ai exposée à Bâle en 1992. C’était une grande surprise car personne ne s’y attendait.  À cette occasion, j’ai reçu un prix décerné par la Maison Grimoldi Joaillier de Milan pour la réalisation la plus technique. Après Bâle, vu que c’était la première fois que j’exposais, je n’ai rien vendu. Le seul intérêt était que certaines marques d’horlogerie me demandaient d’en faire pour eux. Mais dans ce domaine, j’avais déjà donné.

Une fois la foire de Bâle passée, je me suis retrouvé face à de gros problèmes. J’étais comme on peut dire  « à genoux, la tête dans l’eau ». Je suis entré en conflit avec la personne qui m’avait aidée, ce dénommé Fumi, qui n’avait pas compris qu’il fallait du temps pour que les choses soient bien faites et qu’avant d’avoir la Porsche et le cigare, il fallait faire et vendre la montre. Si bien que j’ai dû mettre cette première Grande Sonnerie bracelet et tout ce qui la concernait (plans, travaux, etc…) dans un safe jusqu’à ce que l’on trouve une solution après maintes discussions à travers nos avocats. Solution que nous avons trouvée. J’allais être confronté de devoir vendre la Grande Sonnerie N°1 afin de pouvoir rembourser la personne qui m’avait aidée. Grande découverte pour moi du côté commercial des choses que je ne connaissais absolument pas. Je suis parti prospecter et présenter la montre aux États-Unis dans un premier temps, et ensuite, à Singapour où j’ai passé dix jours à négocier et où j’ai appris pour toute ma vie. J’ai fait des erreurs monumentales. Dans les discussions, à plusieurs reprises, je leur ai fait perdre la face. On me demandait quel était le discount sur la montre, et je m’énervais en tapant la main sur la table et en criant : « IL N’Y A PAS DE DISCOUNT, C’EST LA SEULE MONTRE AU MONDE !?! ». Mais cela ne les empêchait pas de venir me chercher le soir pour aller boire un verre car le business ne se mélange pas avec le reste. C’était très difficile mais c’était une grande découverte pour moi.  J’ai vendu cette montre et j’en avais trois autres en commande derrière, ainsi qu’une montre de poche qui était numérotée N°1, et qui est la seule à présent. Qui sait, peut-être si j’en ferai une autre ? Voilà les débuts de la commercialisation de mes montres.